Un siècle après leur invention, l’origine de nos grands axes demeure sujette à bien des confusions. Et non, la réponse n’est pas « les nazis ». Texte : Andy David / Illustration : Elena Chilleri.
Acte I – Le rêve du gentleman
L’autoroute est fille de l’élitisme. Moustaches élégamment retroussées, pulls de yachting sur les épaules, William K. Vanderbilt II était né à New York en 1878. Héritier d’un empire des chemins de fer, il se voyait comme un mécène : il finança la Coupe Vanderbilt, première course automobile d’envergure du Nouveau Monde. Celle-ci se déroulait sur les routes en terre battue de l’île de Long Island, bout de campagne prisé par la bourgeoisie de Big Apple.
Un spectateur trouva la mort pendant l’édition 1906. Surtout, l’infernale machine suscitait des rancœurs. Plus qu’un moyen de transport, l’engin est alors le jouet d’une élite arrogante de sportsmen, couvrant les fermiers de poussière à leur passage. Alors président de l’université de Princeton, le futur président des Etats-Unis Woodrow Wilson déclara à cette époque : « Rien n’a fait plus pour répandre les idées socialistes que l’utilisation des automobiles ».
Pour se délivrer des actions en justice, des poings vengeurs des piétons, des ruades des chevaux effrayés, des nids de poule ou des autorités tatillonnes (1), Vanderbilt imagina une voie réservée aux automobiles. L’idée : permettre aux propriétaires de tester les machines au-delà de 100 km/h et organiser de nouvelles courses. Il « leva » deux millions de dollars auprès d’autres gentlemen new-yorkais.
Le résultat ? La Long Island Motor Parkway. Inauguré le 10 octobre 1908, le ruban de ciment de 72 kilomètres partageait déjà quelques similitudes avec nos autoroutes : un tracé rectiligne, des ponts pour éviter les intersections, des barrières de sécurité et… des péages. Les deux dollars à remettre à six points d’entrée devaient compenser le triplement du coût des travaux.
Mais ceci n’était pas encore une autoroute : bien qu’elle soit ouverte à tous les conducteurs, la Long Island Motor Parkway etait davantage une immense piste d’essai qu’un moyen d’aller quelque part. Elle n’offrait qu’une seule voie à double sens, parfois étroite. Surtout, ce fût un échec. Le trafic était trop faible pour rentabiliser l’axe, malgré l’urbanisation croissante de la zone. La route tomba dans l’oubli et les racines des arbres percent le béton. Certaines sections subsistent aujourd’hui sous forme de simples rues ou de pistes cyclables.
Acte II – La double voie berlinoise
L’Allemagne a inventé l’automobile. Mais c’est en France qui domina cette industrie au début du XXe siècle. Dans une époque obsédée par le « combat » entre les nations, cette situation fut jugée alarmante par les membres du Kaiserlicher Automobilclub, proche de l’autocrate Guillaume II. Ils fondèrent en 1909 une société, l’Avus (Automobil-Verkehrs- und Übungs-Straße) chargée d’établir une « route d’essai » stimulant l’automobile allemande.
Le site choisi : la forêt de Grunewald dans les faubourgs ouest de Berlin. Les amis de la nature et les riverains furent déjà furieux. Le chantier stoppa pendant la Première guerre mondiale, mais reprit juste après, grâce au concours du roi du charbon et homme politique conservateur Hugo Stinnes. A son inauguration, le 21 septembre 1921, l’Avus est avant tout conçu comme un circuit : une tribune flanque deux lignes droites bitumées parallèles de près de 10 kilomètres de long, reliées par des épingles.
En dehors des tests réalisés par des marques ou des week-end de compétition, tout un chacun peut cependant emprunter le tracé pour tester sa voiture, moyennant la somme alors démesurée de 10 marks. Dans les années 1930, un terrifiant virage relevé est ajouté dans la zone nord du circuit afin d’offrir une vue unique aux spectateurs.
Raccordée au réseau routier classique pendant le IIIe Reich, l’Avus demeura un circuit provisoire jusque dans les années 1990. Il est aujourd’hui l’autoroute A115, l’une des artères les plus fréquentées de Berlin. L’axe a laissé par accident un héritage : l’idée du terre-plein central séparant les deux sens de circulation.
=> VIDEO – Un documentaire diffusé sur Arte détaillant l’histoire de l’Avus
Acte III – Un entrepreneur ambitieux
Piero Puricelli (1883 – 1951) entra en scène. Cheveux lissés en arrière, diplôme d’ingénieur acquis à Zurich, entregent certain. Sa florissante entreprise de travaux publics en faisait un personnage en vue de Milan (Italie), ville de 800 000 habitants en pleine expansion industrielle. Peut-être inspiré par un certain Emilio Belloni – qui proposait une sorte de « canal » rectiligne pour camions reliant Milan à la mer Adriatique à Venise – Puricelli esquissa une route payante réservée à l’automobile dans un pamphlet visionnaire publié début 1922.
« Le jour viendra où les routes […] ne supporteront plus l’afflux grandissant de trafic. […] Elles seront subdivisées en plusieurs types en fonction des besoins »
– Piero Puricelli
Aux petites routes, les chevaux et les nids de poule, aux grandes routes bien lisses les distances en automobile. Il soumit l’hypothèse d’un premier test entre Milan et Varèse, dans pittoresque région des grands lacs… Pour la première fois, une route réservée aux voitures proposait vraiment d’aller quelque part… « Puricelli proposait l’idée d’une liaison relativement courte, environ 80 kilomètres, dans la province la plus motorisée d’Italie, sur un trajet offrant un haut niveau de trafic, explique l’historien Massimo Moraglio, dans un ouvrage très documenté (2). Les travaux satisferaient à la fois les industriels du nord-ouest de Milan et les intérêts touristiques de la zone des lacs ».
Il fit d’ailleurs appel à des fonds privés, à l’image de la construction des chemins de fer du XIXe siècle. Puricelli mobilisa ses réseaux dans la fumée des cigares du Rotary Club, du Touring Club Italiano ou de la Chambre de commerce. Restait à trouver un nom au projet. Le mot autostrada – plus tard traduit dans des dizaines de langues – fût trouvé lors d’une réunion d’une commission du conseil municipal de Milan, d’orientation socialiste, en mars 1922. L’identité de son auteur s’est perdue dans les brumes de l’Histoire.
Acte IV – La vitrine des fascistes
Arrivé au pouvoir quelques mois plus tard – donc après le lancement du projet – le président du Conseil des ministres (et bientôt dictateur) Benito Mussolini fut un sympathisant du projet. « Le gouvernement fasciste comprit très bien que la construction de 84 km d’une route hypermoderne pouvait avoir des bénéfices en termes de propagande » écrit Massimo Moraglio. Les autorités facilitèrent la déclaration d’utilité publique, le chantier avança vite.
Le 21 septembre 1924, le roi d’Italie, Vittorio-Emanuele III, inaugura l’autostrada à bord d’une Lancia Trikappa « torpedo ». Empruntons après lui ce sillon tranchant les rizières. Voici le péage d’entrée : 20 lires (12 euros d’aujourd’hui) vous étaient demandées par le préposé, qui vivait dans une maison voisine. La préservation de son sommeil expliquait d’ailleurs la fermeture de l’axe entre 1 heure du matin et 6 heures. L’homme ouvrait la barrière et vous gratifiait d’un salut « de type militaire », selon les archives.
Ensuite, vous pressiez le champignon sur une voie unique de 8 mètres de large. Si elle prévoyait des bandes d’arrêt d’urgence, la chaussée était cependant dépourvue de marquage au sol. Le long du ruban, des lignes télégraphiques reliaient les différents postes d’entrée tandis des publicités pour Esso, Pirelli ou Campari se dressent dans le ciel brumeux de la plaine du Pô. Le paysage nous serait presque familier. Les premiers temps, le trafic est encore rare : on estime qu’une voiture passe toutes les six minutes… L’Italie ne compte alors que 57 000 voitures.
Acte V – Le triomphe de l’autostrada
Le Ve Congrès international de la Route – qui se tint à Milan – fût l’heure de gloire de Puricelli. Dans les couloirs du château Sforza, les délégations du monde entier ne parlaient que de l’autostrada (l’actuelle autoroute A8). Le 9 septembre 1926, bus et automobiles emmenèrent les représentants à l’autodrome de Monza, autre œuvre récente de l’ingénieur, puis sur l’autoroute menant à Varèse. « Les dernières clartés du soleil couchant accompagnèrent les excursionnistes jusqu’à Milan, où ils rentrèrent en rapportant […] un véritable sentiment d’admiration pour l’œuvre qu’ils venaient de visiter » (3).
Malgré les difficultés rencontrés par la suite par l’Italie – les fonds manquaient pour tracer l’autoroute reliant Turin à Trieste et l’entreprise de Puricelli perdait beaucoup d’argent – les graines étaient semées. En 1927, l’Ingeniere publia une brochure intitulée Carta probabile della rete futura delle autostrade d’Europa, ouvrant la porte à un réseau continental. Puricelli était déjà en lien avec l’Allemagne, où une société dite HaFraBa (Hambourg – Francfort – Bâle) tenta de réunir des fonds.
Une plus modeste section de 20 kilomètres Bonn-Cologne fût inaugurée en 1932, à l’initiative des deux municipalités, sous la direction du futur chancelier Konrad Adenauer. L’année suivante, Adolf Hitler accéda au pouvoir. Selon la propagande nazie antérieure à leur arrivée au pouvoir, les routes rapides servaient les intérêts des « riches aristocrates et des grands capitalistes juifs ». Mais le dictateur comprit à son tour que la modernité des Autobahn était une arme de propagande. L’autoroute devint l’un des symboles du IIIe Reich. Mais sa grammaire avait été inventée par d’autres…
Texte : Andy David / Illustrations : Elena Chilleri
(1) Certains comtés limitent la vitesse à 5 miles par heure, soit 8 km/h
(2) Moraglio Massimo, Driving Modernity – Technology, Experts, Politics, and Fascist Motorways, 1922-1943, Berghahn Books, 2017.
(3) Compte rendu du Ve Congrès mondial de la Route de Milan, 1926, disponible sur le site de l’Association mondiale de la Route. La délégation néerlandaise s’inquiéta tout de même de l’état d’ébriété du chauffeur de bus. La lecture de ce compte-rendu est d’ailleurs assez savoureuse pour les amateurs d’emphase.
Source : www.auto-moto.com